Par Dominique Salva, publié le

Renée de Vériane, un nom gravé dans le marbre

« 1865-1947 » ?

Renée de Vériane. Un nom « ayant vraiment tout ce qu’il faut pour être porté par une très belle personne » écrit en 1901 le journaliste Jean Ernest-Charles dans la Revue politique et littéraire. Apparu vers 1886 dans la presse, il a aussi tout du pseudonyme : le prénom, Renée, rare alors pour une femme, la particule, et Vériane, qui n’est pas un patronyme français. L’ensemble n’est pas sans rappeler quelques demi-mondaines de l’époque : Marthe de Florian, Berthe de Courrière, Liane de Pougy… Mais rien n’indique que Renée de Vériane était une demi-mondaine. Elle était sculptrice. Et aussi illustratrice, créatrice de jouets et journaliste. La BnF la dit née en 1865 et morte en 1947. Voyons si on peut en savoir un peu plus sur elle.

« Mlle de Vériane (Renée) », Jules Martin, Nos peintres et sculpteurs, graveurs, dessinateurs, Paris, Flammarion, 1897, p. 366 archives.org

Je retrouve une première trace intéressante en 1893, lors de son passage à Ellis Island – l’île qui accueille depuis l’année précédente les services de l’immigration américaine, et désormais goulet d’étranglement de tous les candidats à l’entrée sur le territoire. Renée de Vériane voyage sur le navire La Bourgogne en compagnie de Laure de Vériane, 50 ans (sa mère ?) et Pia de Vériane, 22 ans (sa sœur ?). Elle a 24 ans, ce qui la ferait naître vers 1869, et non 1865, mais les informations données sur les listings de passagers sont pleines d’approximations. Les trois femmes sont françaises, arrivent aux États-Unis pour un séjour temporaire et ont embarqué chacune avec deux valises au Havre.

Liste de passagers à l’arrivée du port de New York, 3 juillet 1893, Ellis Island – Source Family Search

Qu’allaient-elles faire là-bas ? Pia de Vériane était acrobate, écuyère, élève d’Ernest Molier, le fondateur du cirque Molier en 1880. Elle a eu sa toute petite heure de gloire en 1888, mais sa carrière n’a semble-t-il pas duré et on ne la retrouve qu’en juin 1893, lauréate d’un concours « des plus petits pieds de France », initié par Le Petit Journal pour répondre à celui qu’a organisé un peu plus tôt le New York Recorder. Avec des souliers de 18,5 centimètres, Pia de Vériane remporte la compétition française et bat même d’un demi-centimètre sa consœur new-yorkaise. À la fin de l’article, on apprend qu’elle va partir pour Chicago avec ses chaussures et sa sœur, « artiste de valeur », Renée donc, pour faire valoir son titre outre-Atlantique. D’où le voyage en Amérique.

« Le cirque Molier », Le Monde illustré, 30 juin 1888, p. 10 – Source Retronews

Une femme seule

De son côté, Renée de Vériane participe pour la première fois au Salon des artistes en 1886. Élève des sculpteurs Antonin Mercié, Laurent Marqueste et Émile Peynot (dixit le Benezit), elle y présente un buste de Marcel Desprez, un ingénieur électricien élu cette année-là membre de l’Académie des sciences. S’ensuit une carrière artistique honorable : on lui doit, en vrac, un Jean Goujon en 1900, un Santos-Dumont en 1902, un Massenet en 1914. Sans oublier la décoration qu’Ernest Molier, dont elle semble avoir été très proche, a reçue à l’occasion du cinquantenaire de son cirque, en 1930. En 1913, le palais Galliera expose des poupées dont elle a conçu les tenues : elle a remporté en 1904 le quatrième concours Lépine – qui était initialement un concours de jouets – avec deux poupées habillées à la mode de 1804 et 1904.

H. D., « La vie et l’image », Revue universelle, 1904, p. 467 – Source Gallica

Mais Renée de Vériane est aussi connue pour ses articles, publiés dans Le Vélo, où elle tient une rubrique consacrée au sport féminin, et surtout dans La Fronde, le premier journal fait par et pour les femmes : entre 1898 et 1902, sa signature apparaît des centaines de fois, en particulier au bas de la rubrique « Sporting-notes ». On la cite aussi pour sa vie mondaine et ses toilettes élégantes, et ses performances sportives, en voiture ou à bicyclette. En 1895, elle fait d’ailleurs l’objet de la rubrique « Celles qui pédalent », dans le journal Don Juan : on y raconte qu’elle a découvert le sport cycliste deux ans plus tôt en Amérique, qu’elle s’y adonne avec aisance « les matins ensoleillés […] au Bois » et qu’« elle a parcouru seule, à petites journées, toute la côte normande ». Seule. Que raconte cette précision ? Que Renée est célibataire ? Indépendante ? Homosexuelle ? En 1920, on la décrit dans un article de Comœdia consacré à la réouverture du cirque Molier, comme « le charmant sculpteur, Mlle Vériane, à la masculine silhouette ». Avec la photo suivante, sur laquelle elle pose, dit-on, au côté de Molier (mais où ?).

Armory, « Chez Molier », photographie Henri Manuel, Comœdia, 4 juillet 1920, p. 2 – Source Retronews
Renée de Vériane, « Sporting-notes », La Fronde, 43 mai 1899, p. 4 – Source Retronews

Les ateliers de Renée de Vériane

Un bon moyen de suivre la piste d’un.e artiste consiste à retrouver ses adresses successives, domiciles ou ateliers. À la fin du XIXe siècle, Renée de Vériane se déclare, dans le Bottin, installée au 8, rue des Acacias, 17e arrondissement, tout près de l’Arc de Triomphe. En réalité, il n’y a pas d’immeuble à cet endroit-là, mais une « villa », dite de la Grande-Armée, comme on en trouve pas mal à Paris : c’est-à-dire une petite voie, souvent en impasse et bordée d’habitations.

L’entrée de la villa de la Grande-Armée, au 8 de la rue des Acacias, Paris 17e – Photo DS

En 1903, tandis qu’elle expose au Salon, la sculptrice donne comme adresse le 4, rue Aumont-Thiéville, un peu plus au nord de l’arrondissement. L’immeuble, un grand édifice de briques, fait partie d’un ensemble érigé aux n°s 2, 4, et 6 de la rue, qui abrite des ateliers-logements d’artistes. À la même époque1, on y trouve par exemple le peintre naturaliste Léon Couturier, l’orientaliste Julien Le Bordays, l’Italien René Berti, le sculpteur René Rozet. Et Renée de Vériane donc, qui y travaille au moins jusqu’à la fin des années 1930.

L’Excelsior, 25 avril 1929, p. 1 – Source Retronews

Une source aujourd’hui disparue2 m’a fourni un indice décisif : jusqu’en 2021, le site Montmartre Aux Artistes était consacré à la cité d’artistes éponyme que fit construire en 1930, au 189 rue Ordener, un conseiller de Paris. Dans la liste alphabétique des personnalités ayant vécu ou travaillé à la cité, à la lettre H, on peut lire :

HALBOT Henri (HELLET dit) (C15) Peintre, Photographe (1894) (années 30 à MAA)
HALBOT (née Mlle DE VERIANE) (C15) Sculpteur

Ce qui signifie que ces deux artistes ont occupé l’atelier n° 15 du bâtiment C, l’un des 180 qu’abritait la cité. Formaient-ils un couple ? D’après son acte de naissance et son feuillet matricule3, Henri Hellet, né en 1894 à Paris, s’est marié 3 fois : en 1916, 1923 et 1942. En 1933, alors qu’il informe les autorités militaires s’être établi rue Ordener, il en est donc à son deuxième mariage. Son épouse s’appelle Renée Héloïse Félicité Monory, elle est née en 1899 dans les Ardennes. Hormis le prénom, rien ne colle donc avec Renée de Vériane.

En toute logique

Après une nuit de réflexion, comme ça m’arrive parfois, une autre hypothèse me saute aux yeux, bien plus logique : et si Mme Halbot, née de Vériane, était la mère d’Henri Halbot, né Hellet ? Revenons à l’acte de naissance d’Henri : il est né en août 1894, de père non dénommé. C’est ce qu’on appelle un enfant naturel, c’est-à-dire né hors mariage, et à cette époque, sont indiqués à propos de la mère ses nom, prénom, profession, âge et domicile. Sur l’acte, on lit : « Marie Cleta Hellet, âgée de vingt-sept ans, sans profession ». Son adresse ? « Rue des Acacias n° 8 ». 8, rue des Acacias, comme Renée de Vériane, dans les bottins fin de siècle. Renée de Vériane, ça pourrait bien être Marie Cléta Hellet. Elle est née à Paris 10e le 12 août 18674, fille d’Achille Hellet, employé, et de Laure Elliker – dite Laure de Vériane donc, lorsqu’elle accompagne ses deux filles en Amérique, en 1893.

J’ai failli m’arrêter là. Oui mais voilà. Dans ce genre d’enquête, la logique est bien mauvaise conseillère. Un peu par curiosité, un peu guidée par une impression d’inachevé, j’ai rapidement dressé la généalogie de la famille Hellet : la mère, le père, un fils, suivi de quatre filles, dont une disparue à l’âge de 9 ans. L’aînée s’appelait Juliette. Elle est morte en 1944 et sur son acte de décès, on lit : « décédée en son domicile, 4 rue Aumont-Thiéville (…) sculpteur ». Je comprends alors plusieurs choses. D’abord, Renée de Vériane, la sculptrice, la journaliste, l’amatrice de vélo, c’est Juliette Hellet, née le 14 septembre 1862 à Paris 10e et morte le 1er mars 1944 à Paris 17e5 ; jusqu’à sa mort, elle a vécu dans l’atelier de la rue Aumont-Thiéville. Ensuite, c’est avec sa tante et non sa mère qu’Henri Hellet a partagé un temps l’atelier C15 de la rue Ordener. Pourquoi portaient-ils tous les deux le pseudonyme de Halbot ? Je n’ai pas la réponse. Mais ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas « Renée de Vériane (1865-1947) » qu’il faudrait lire un peu partout, mais « Juliette Hellet, dite Renée de Vériane (1862-1944) ». Au passage, je me demande bien d’où sortent les dates qu’on lui a attribuées.

Jules Beau, Fête automobile du Sport universel illustré, 20 octobre 1900. 42. Mlle Renée de Vériane, BnF, département Estampes et photographie, cote 4-KG-37 (12) – Source Gallica

Cinq jours après sa mort, Renée a été inhumée au cimetière des Batignolles6. Dans la plus grande discrétion semble-t-il. Je n’ai même pas retrouvé un avis de décès dans la presse. Il me reste une chose à faire, par acquit de conscience : aller faire un tour au cimetière, 8e division, 1re ligne, tombe 1.

Renée, pour l’éternité

Renée Hellet de Vériane 1er mars 1944, Henriette Espallac née Hellet 15 novembre 1949, Cleta Hellet 2 décembre 1951, tombe du cimetière des Batignolles, 8e division – Photo DS

Je les retrouve toutes : Renée (Juliette), Cléta, et Henriette, la troisième sœur. Toutes inhumées dans le caveau de la belle-famille d’Henriette. Juste à côté, la chapelle funéraire de la famille du ministre et député Severiano de Heredia leur tourne le dos, ne donnant à voir qu’un mur aveugle gravé de l’inscription « concession à perpétuité ». La tombe des sœurs Hellet est entretenue, fleurie, mais contrairement à d’autres sépultures d’artistes, rien ne fait allusion au passé ni à la célébrité de Renée. Seul son pseudonyme a subsisté, faisant d’ailleurs disparaître son prénom de naissance.

Ce retour dans l’ombre est-il volontaire ? Et qui l’a voulu ? Renée elle-même ou sa famille ? Quand elle est morte, son nom avait cessé d’apparaître dans la presse depuis une dizaine d’années. L’effacement était peut-être déjà advenu. Au fil de mes recherches, je m’interroge régulièrement sur la légitimité qu’il y a à tirer de l’oubli un être que les circonstances, quelles qu’elles soient, ont rendu à l’anonymat. J’ai souvent la sensation que cet anonymat ne résulte pas un choix, mais je me trompe peut-être. Je ne saurai jamais si Renée de Vériane aurait aimé voir son identité révélée, mais je préfère penser que oui.

Renée de Vériane, Buste de Claude de France, plâtre, non daté, Blois, musée du château de Blois, inv. 996.7 – Source Joconde

À la mémoire de Pia

Tout comme je préfère penser que Pia de Vériane aurait elle aussi aimé qu’on se souvienne d’elle, de ses numéros de voltige et de ses petits pieds. Mais laquelle des sœurs Hellet est-elle, Henriette ou Cléta ? Henriette s’est mariée en 18927. Par son mariage, elle a légitimé les quatre, oui quatre, enfants naturels qu’elle avait eus entre 1885 et 1891. Pas vraiment le profil d’une jeune acrobate. Pia-le-petit-pied, l’écuyère du cirque Molier, c’est donc très certainement Cléta Hellet. Sur son acte de décès, en 1951, elle est curieusement nommée « Marie Hellet-Lillebridge (…) fille de Félix Hellet-Lillebridge »8. J’ignore d’où sort le patronyme de Lillebridge, encore un mystère que je ne résoudrai pas. Mais quand je l’ai lu, il m’a fait penser à quelque chose. L’Amérique.

Rappelons-nous. Henri Hellet, le fils de Cléta, est né en août 1894. On sait que les dames de Vériane sont arrivées à New York en juillet 1893. Un petit tour dans Le Petit Moniteur universel m’apprend qu’elles sont rentrées en France sur le navire La Champagne en janvier 1894.

Le Petit Moniteur universel, 6 février 1894, p. 5 – Source Retronews
Cabine de luxe du paquebot La Champagne, carte postale, sans date – Source Delcampe

Quand Henri a été conçu, en novembre 1893, Pia-Cléta était bien en Amérique. Et quand elle est rentrée de son voyage, elle était assurément enceinte. Un enfant à mettre au monde puis à élever, c’est peut-être la raison qui a mis un terme à sa carrière publique.

En terminant cette enquête, je me dis que l’histoire des sœurs Hellet raconte quelque chose de l’histoire des femmes. Des femmes qui, de tout temps, ont créé, écrit, voyagé, fait parler d’elles. Mais aussi des femmes prises au piège des grossesses, qui accouchent seules d’enfants qu’elles élèvent seules. Des célibataires dont on se croyait obligé de dire qu’elles faisaient des choses « seules ». Des artistes dont le travail a fini aux oubliettes. Des femmes qui ont fait, encore et toujours, des concessions à perpétuité.

« Concession à perpétuité », dos de la tombe de la famille de Heredia, cimetière des Batignolles, 8e division – Photo DS

Notes

1. Recensements de population, Population de résidence habituelle, Paris 17e, quartier Ternes : 1926, cote D2M8 290 (vue 84/426) ; 1931, cote D2M8 433 (vue 81/411) ; 1936, cote D2M8 664 (vue 73/238). Archives de Paris

2. Le site n’est plus accessible depuis 2021, mais peut être consulté via archives.org

3. Acte de naissance n° 2736, 29 août 1894, Paris 17e (avec mentions marginales de mariages, de reconnaissance et de décès), cote V4E 10119 (vue 15/31) ; feuillet matricule n° 1537, 6e bureau, Seine-et-Oise, 1914, cote D4R1 1826, Archives de Paris. Le feuillet matricule détaille le parcours militaire de chaque homme à partir de ses 20 ans, âge de la conscription, et fournit de nombreuses informations. Les registres ont commencé à être établis en France en 1887, pour les hommes de la « classe 1867 ».

4. Acte de naissance n° 3384, 12 août 1867, Paris 10e (avec mention marginale de décès), cote V4E 1205 (vue 14/31), Archives de Paris. Le second prénom inscrit est alors Clita.

5. Acte de naissance n° 3502, 15 septembre 1862, Paris 10e, cote V4E 1113 (vue 2/31) ; acte de décès n° 374, 2 mars 1944, Paris 17e, cote 17D 273 (vue 2/31), Archives de Paris

6. Registre journalier d’inhumation, 6 mars 1944, cimetière des Batignolles, cote BAT_RJ19381945_01 (vue 16/31), Archives de Paris

7. Acte de mariage n° 470, 7 avril 1892, Paris 17e, cote V4E 7461 (vue 13/31), Archives de Paris

8. Acte de décès n° 545, 2 décembre 1951, Limeil-Brévannes, mairie de Limeil-Brévannes. Elle est par ailleurs inscrite sous le nom de « Lillebridge, femme Hellet » sur le registre journalier d’inhumation du cimetière des Batignolles (4 décembre 1951, cote BAT_RJ19451952_01 (vue 15/23), Archives de Paris)

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