Par Dominique Salva, publié le

Betty Hoop, une apparition chez Simone de Beauvoir

« Betty Hoop sait tout dire en un malin clin d’œil et sait encore mieux ne rien nous cacher… » (détail), La Vie parisienne, 11 juillet 1936, p. 1280 – Source Gallica

Un portrait au vitriol

« On a été manger chez “Dominique où elle m’a raconté sa vie, et puis et puis on s’est installées chez Betty Hoop, c’est un dancing qui a remplacé Les Mirages. C’est rose et bleu, froid et élégant quant à la décoration et au service, avec du public moche et aisé. Il y a un bon orchestre, un excellent danseur à claquettes et acrobaties qui fait un numéro très drôle déguisé en professeur Nimbus — et un conteur marseillais qui a quelques histoires bonnes pour beaucoup de mauvaises. Et Betty Hoop elle-même, de corps potelé, avec cheveux roses et robes roses, et aucune espèce de talent — elle danse et chante avec égale disgrâce. »

Simone de Beauvoir, lettre à Jean-Paul Sartre, 18 janvier 19401

Qui était cette Betty Hoop que Simone de Beauvoir a méchamment portraiturée en janvier 1940, dans son journal intime d’abord, puis dans une lettre à Jean-Paul Sartre ? Une artiste du music-hall, une danseuse, quelquefois actrice, dans le Paris frivole de l’entre-deux-guerres et un peu au-delà. On lit ça et là qu’elle s’appelait Lucienne Amblard, un nom qui même à l’époque devait faire moins rêver, j’en suis sûre. Mais rien n’est connu de sa naissance ni de sa mort. Une question surtout m’intrigue : a-t-elle pu lire le portrait lapidaire de Simone de Beauvoir, sachant que le Journal de guerre et les Lettres à Sartre n’ont été publiés qu’en 1990, quatre ans après la mort de la philosophe, par sa fille adoptive Sylvie Le Bon de Beauvoir.

Anonyme, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir devant la statue de Balzac à Paris, vers 1939, Archives Gallimard – Source Wikipédia

Le pseudonyme de Betty Hoop est apparu dans la presse en 1935. C’est, on s’en doute, une référence assumée à Betty Boop, le personnage de cartoon né un peu plus tôt aux États-Unis2, visage lunaire, grands yeux d’enfant et cheveux bouclés, à la manière des actrices du muet, Helen Kane ou Clara Bow. Betty Hoop, elle, est petite elle chausse un petit 33 très rousse, et l’on qualifie souvent sa voix, naturelle ou travaillée je l’ignore, d’« acidulée ». Elle ne fait pas, on l’a vu avec Beauvoir, l’unanimité. En 1949, le journaliste Yves Gibeau écrit ainsi dans le journal Combat : « Betty Hoop ne fait aucune différence entre légèreté et vulgarité ». Mais d’autres critiques lui sont plus favorables. Au passage, on peut noter qu’on lui accole alors systématiquement des qualificatifs oscillant entre infantilisation et sexualisation : mignonne, gentille, charmante, délicieuse, exquise, gracieuse, dodue, potelée, espiègle, malicieuse, pétillante, trépidante, frétillante, piquante, mordante, mutine, délurée… On trouve aussi quelques oxymores : « perversement ingénue », « délicieux petit diable », « vulgarité amusante ». C’est, je suppose, toute l’ambiguïté que génère ou qu’attire ce genre de personnage de « femme-enfant » (un concept qui laisse perplexe, quand on y réfléchit).

L’actrice américaine Helen Kane et le personnage de Betty Boop, Photoplay Magazine, avril 1932, p. 108 – Source archives.org

Chez Betty-Hoop

Le 29 décembre 1935, le journal Paris-soir annonce deux choses à propos de Betty Hoop : d’abord, qu’elle a déjà fait quelques apparitions au cinéma, sous le nom de Lucienne Amblard (est-ce son vrai nom ? rien ne le dit) ; ensuite, que Betty Hoop débute au Concert Mayol, dans un spectacle intitulé La Revue de la chair, un titre qui ne laisse guère de doutes sur sa teneur. Le Concert Mayol est un vieux cabaret de la rue de l’Échiquier, alors reconverti dans le spectacle de nu. C’est là que Betty Hoop va asseoir sa réputation de « fantaisiste ». Un mot un peu fourre-tout, un peu pudique peut-être aussi. Car si elle chante et danse, c’est en se déshabillant qu’elle gagne ses galons d’artiste.

En avril 1938, c’est la consécration, Betty Hoop devient la vedette de la revue Féerie du nu, puis se produit l’année suivante à l’A.B.C., autre salle mythique, dans La Revue déchaînée, avec les vedettes Marie Dubas et Duvallès. En ces temps assombris par les menaces de guerre, il s’agit d’être gais : comme s’en réjouit un journaliste, les auteurs « ont pu (…) trouver dans l’actualité qui n’est pas drôle, les à-côtés dont on peut rire sans arrière-pensée. Des ministres, des députés, de la politique il est très peu question. Hitler ? Mussolini ? On n’en parle pas. Et c’est très rafraîchissant. » L’entrain frivole et les charmes de Betty Hoop sont dans le ton. En quelques années, elle y gagnera le titre, encore un oxymore, de « plus petite des grandes vedettes ». C’est sur cette lancée qu’en décembre 1939 elle ouvre au 9 rue Delambre, dans le quartier Montparnasse, un cabaret-dancing simplement baptisé Chez Betty-Hoop. Il occupe le rez-de-chaussée d’un magnifique immeuble de l’époque Art déco qui mérite qu’on s’y arrête un instant.

Encart publicitaire, L’Œuvre, 16 décembre 1939, p. 5 – Source Retronews

L’édifice a été construit en 1926 sous le nom de Studio Appartments Hotel3, par le jeune architecte Henry Astruc pour accueillir une clientèle américaine fortunée. Il comprend une vingtaine de luxueux appartements meublés, conçus comme des ateliers, hauts de plafond, dotés de toutes les commodités, en particulier d’un monte-plat relié au « grill room » du Parnass Bar installé au rez-de-chaussée.

Studio-Appartments-Hôtel à Paris, Henry Astruc, architecte, Façade sur la rue, Encyclopédie de l’architecture, constructions modernes. Tome I, Paris, A. Morancé, 19??, pl. 30 – Source Bibliothèque de l’INHA, collections Jacques Doucet

Mais le krach boursier de 1929 change la donne. Fini les dollars à gogo. Une partie des étages de l’immeuble est adjointe au rez-de-chaussée pour servir aux activités commerciales. En l’occurrence, le cabaret Le Parnasse ouvre en mai 1930, qui propose successivement, de 17 h à 5 h, thés dansants, bar américain, orchestre de jazz, dîners, spectacles, dancing. Simone de Beauvoir y fait allusion, l’établissement a changé de nom. Entre 1930 et 1939, les enseignes se sont succédé, depuis Le Parnasse jusqu’au Joker, en passant par L’Atlantide, le Kit-Cat et Le Mirage c’est sous cette appellation que les spectacles de nu y ont fait leur apparition.

Anonyme, Le Parnasse, sans date, [Paris, rue Delambre. Dossier iconographique] – Source BHVP
R. Milot, La Revue Toutes nues au Mirage, carton publicitaire, 1937 – Source Delcampe

Une petite femme du gai Paris

Quand on inaugure Chez Betty-Hoop en décembre 1939, c’est le temps de la « drôle de guerre » pour la France. Depuis le 3 septembre, jour de l’entrée du pays dans le conflit, il ne se passe pas grand-chose. À Paris comme ailleurs la vie suit son cours, tandis que l’armée française attend, postée derrière la ligne Maginot. Au Nouvel An 1940, le cabaret fait le plein4. Les mois suivants, à l’occasion, de nombreux soldats viennent en permission dans la capitale. Une clientèle opportune. C’est ainsi qu’en mars l’établissement est conseillé dans la rubrique « Comment passer sa perm à Paris » dans La Vie Parisienne, un magazine de charme. Mais l’aventure a semble-t-il tourné court : Chez Betty-Hoop disparaît peu après, pour redevenir Le Parnasse, un des futurs hauts lieux de la nuit sous l’Occupation. De son côté, Betty Hoop retourne travailler au Concert Mayol, dont c’est la réouverture. Comme le dit son directeur, il s’agit de « maintenir l’activité de Paris ».

Der Deutsche Wegleiter für Paris [guide], 16 mai 1941, p. 78 – Source Gallica
« VISITEZ CE BEAU CABARET DE MONTPARNASSE !!
Vous retrouverez ici la bonne humeur de la jeunesse parisienne
et les attraits des plus beaux artistes. Ouvert de 21 h jusqu’à l’aube.
Pas de champagne obligatoire »

De théâtres en music-halls, la carrière de Betty Hoop s’est poursuivie dans le « Gai Paris » de la guerre, celui du nu intégral et de la fantaisie. Ensuite sa carrière s’est étiolée, jusqu’au début des années 1950. En 1951, un article paru dans V, le magazine du Mouvement de libération nationale, ressemble à une dernière tentative promotionnelle. L’artiste s’y montre encore, dans les limites permises par la décence, en pin-up malicieuse. Mais elle ressemble désormais moins au personnage de Betty Boop qu’à une petite dame qui s’encanaille dans son deux-pièces.

Anonyme, Betty Hoop en 1951, V, 21 janvier 1951, p. 11 – Source Gallica

La roue tourne

On me demande parfois combien de temps je mets pour faire une enquête. Il n’y a pas de règle, et surtout rien de prévisible. Certaines recherches qui semblent compliquées se résolvent rapidement. Avec une ou deux bases de généalogie et Gallica, de nombreux états civils se retrouvent en quelques minutes seulement. Pas de quoi en faire un article. D’autres enquêtes suivent leur cours de façon linéaire, une source après l’autre, en un ou deux jours, une ou deux semaines, selon le temps passé.

Et puis il y a les enlisements : tout commence bien, je trouve rapidement des pistes, commence à écrire, ça progresse, et puis la mécanique se grippe. J’ai beau retourner le truc dans tous les sens, rien n’y fait. Pas d’autre issue alors que d’abandonner mon texte et d’en commencer un nouveau. Mais parfois, le goût de l’inachevé l’emporte quelques temps plus tard, je reviens à la charge. Et il m’arrive alors de trouver une autre façon de procéder, ou bien de nouvelles sources ont été numérisées, d’autres registres d’état civil indexés, et la roue peut tourner d’un cran, après des mois d’arrêt. Betty Hoop, j’avais tenté plusieurs fois de la retrouver. J’ai fouillé Internet de fond en comble. Enfin je croyais. Jusqu’à ce que je tombe sur son avis de décès, publié dans l’édition du Monde du 30 septembre 1981 numérisée sur archive.org. Cette source n’a pas été ajoutée récemment, elle est apparemment là depuis 2016. Va savoir pourquoi je ne l’ai jamais vue auparavant.

« Carnet », Le Monde, 30 septembre 1981, p. 27 – Source archive.org

Betty Hoop s’appelait donc bien Lucienne Amblard. Lucienne Raymonde Amblard précisément. C’est ainsi qu’elle figure dans la base des décès de l’INSEE, née à Saint-Ouen le 15 janvier 1914 et morte à 67 ans à Clichy, le 26 septembre 1981. C’est heureux pour elle, elle n’a donc pas pu lire les mots assassins de Simone de Beauvoir, seulement publiés en 1990. Lucienne Amblard était la fille d’un comptable et d’une modiste5, mariés très jeunes. Et pour cause : sa mère, mineure, était enceinte d’elle depuis quelques mois le jour du mariage, en juillet 1913. Son père n’avait que 22 ans. Pour l’époque, une histoire banale, je suppose : le jeune comptable habitait à Paris près de la porte de Saint-Ouen, la petite modiste vivait encore chez ses parents, tout près, à Saint-Ouen, et le printemps 1913 fit sans doute le reste.

Comme souvent, je ne parviens pas à reconstituer le chaînon manquant qui fait d’une fillette anonyme, ici la petite Lucienne Amblard, la personnalité publique qu’elle est devenue, une toute jeune actrice de 18 ans au début des années 19306. L’article du magazine V de 1951 la décrit comme une « petite fille malicieuse en classe » qui récoltait des zéros, une débutante culottée que Mistinguett fit mettre à la porte et dont le père réprouvait les tenues légères, mais il ne révèle rien de plus. En 1954, après 20 ans de carrière, Betty Hoop s’est mariée et n’a plus fait parler d’elle. Elle avait 40 ans. Je me demande si cet effacement fut voulu, consenti, subi. Elle s’est bien mise à la peinture, mais l’histoire de l’art n’a pas retenu son nom. Hormis une photo de presse et une mention lors du Salon populiste de 19637, je n’ai rien trouvé.

Anonyme, Betty Hoop, artiste de music-hall devenue peintre, revient au théâtre pour peindre les coulisses & Magda la vedette du Concert Mayol, photo de presse, agence Keystone, 1959 – Source Ebay

Remariée en 19798, elle est morte deux ans plus tard. Dans l’avis de décès qu’il a fait paraître, son mari a tenu à mentionner ses différentes identités. Il faut croire qu’en 1981 le nom de Betty Hoop disait encore quelque chose aux gens qui lisaient le carnet mondain du Monde. Des gens qui se souvenaient du Concert Mayol et du cabaret de la rue Delambre. Comme Simone de Beauvoir, peut-être.

« Betty Hoop sait tout dire en un malin clin d’œil et sait encore mieux ne rien nous cacher… », La Vie parisienne, 11 juillet 1936, p. 1280 – Source Gallica

Notes

1. Simone de Beauvoir, Lettres à Sartre, tome II, 1940-1963, Paris, Éditions Gallimard, « Collection blanche », 1990, p. 53. Betty Hoop est également citée dans son Journal de guerre, Paris, Éditions Gallimard, « Collection blanche », 1990, p. 245.

2. Apparue en 1930 dans le dessin animé Dizzy Dishes sous la forme d’une petite chienne anthropomorphe qui chante dans un cabaret, Betty Boop prend une apparence humaine l’année suivante.

3. Sur la façade, l’enseigne de l’époque comporte une coquille (« Appartments » au lieu d’Apartments). Pour de plus amples informations sur l’immeuble, cf. : Encyclopédie de l’architecture, constructions modernes. Tome I, Paris, A. Morancé, 19??, pl. 10 à 12 (vues 30-35/213). Ainsi que : Commission du Vieux Paris. Séance plénière du 1er avril 2010, DHAAP – Mairie de Paris (page 9)

4. Arthur Conte, Le Premier Janvier 1940, Plon, Paris, 1977, p. 12

5. Acte de naissance de Lucienne Amblard, n° 49, 15 janvier 1914, Saint-Ouen (avec mentions marginales de mariages et de décès) (vue 14) ; acte de mariage Amblard-Jordt, n° 277, 12 juillet 1913, Saint-Ouen (vues 215-216), Archives départementales de la Seine-Saint-Denis

6. Elle fait ses débuts dans La Dame de chez Maxim’s, film qu’Alexandre Korda a tourné durant l’hiver 1932. Elle a tout juste 18 ans.

7. Le populisme est un « courant pictural et cinématographique qui s’attache à dépeindre la vie des milieux populaires. » (TLFi). Le XXIe salon populiste s’est tenu du 27 mai au 16 juin 1963, au musée d’Art moderne de Paris.

8. Son mari lui a survécu un an. Acte de naissance de Georges Dumareix, n° 49, 25 août 1920, Châlus (avec mentions marginales de mariages et de décès), Archives départementales de la Haute-Vienne (vue 13)

3 réponses à “Betty Hoop, une apparition chez Simone de Beauvoir”

    • Bonjour
      Sur le site Decampe, il est proposé 2 photos dédicacées de Betty Hoop et un billet pour une pièce de Jean Guitton au Casino Montparnasse où son nom apparait.
      Après recherches sur Gallica, j’ai relevé que cette pièce a été représentée du 27 juillet au 16 septembre 1946. Mais dans les journaux de l’époque, le nom de Betty Hoop n’est jamais cité.
      J’ignore donc si elle a figuré dans les reprises qui ont eu lieu jusqu’en 1952 aux Bouffes-Parisiens, à l’Ambigu et de nouveau au Casino Montparnasse.
      Je n’ai donc rajouté sur Wikipédia que les seules représentations de l’été 1946 pour lesquelles sa présence est certaine.
      Bien cordialement
      Jacques

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